DELPHINE C. BERTRAND
visual artist
indoor landscape gardener
TEXT BY ELENA CARDIN
CURRICULUM VITAE
(EN below)
« Chaque vague ne vient jamais exactement au même endroit déposer sa ligne d’écume sur le rivage : elle laisse une frange incertaine à la transition d’un élément à l’autre, de la terre à l’eau. »
François Jullien, Les transformations silencieuses, 2009.
Le bord de mer est l’espace de l’entre-deux. Un lieu où la séparation entre eau et terre, humide et sec demeure incertaine, imprécise et en permanente redéfinition. C’est le terrain d’une transition continue, trop continue pour être saisie de manière définitive. Tracer une ligne de démarcation nette entre la plage et la mer est possible uniquement dans l’espace conventionnel des cartes géographiques. Selon le philosophe François Jullien, le bord de mer, comme tout autre type de paysage, ne se laisse appréhender que de manière globale, comme un complexe indivisible d’éléments imbriqués les uns avec les autres. Lorsqu’on essaie de le décrire en tant que « chose » et de déterminer les ingrédients qui le composent, « on se trouve cantonné dans une assignation tenue, tandis que c’est une nature persuasive, communiquant de part en part, non bornée, qu’on voudrait capter »1.
C’est dans une situation similaire que l’on se retrouve lorsqu’on essaie de définir le travail de Delphine Bertrand. Ses installations sont des paysages mobiles et éphémères, des sites d’échanges silencieux et imperceptibles entre les différents matériaux qui les composent. Coquillages, fleurs, sable, lichens sauvages, argile, charbon, tissus, squelettes d’animaux, sel de la Méditerranée ou de l’Atlantique... autant d’éléments et objets trouvés au cours de différents voyages s’enchevêtrent les uns avec les autres et parsèment ses installations à l’instar des débris laissés sur la plage par une marée descendante. Son travail plastique découle des moments d’observation, de marche et de récolte quotidiennes. Adepte de la décroissance, Delphine Bertrand ne souhaite pas « ajouter trop de choses au monde », en décidant de créer à partir de la matériauthèque qu’elle construit à fur et à mesure de ses investigations.
C’est lors d’un échange en Écosse à The Glasgow School of Art dans la section “Sculpture and Environmental Art”, que sa pratique bascule du champs de la sculpture à celui de l’installation. Marquée par la visite d’un temple Sikh effectuée pendant cette période, l’artiste commence à s’éloigner de la production d’objets et à s’intéresser à la création d’environnements immersifs comportant une dimension olfactive et tactile qui lui permettent d’aborder des univers qui échappent au domaine du visuel.
À l’image d’un réel fragmentaire et interconnecté tel qu’il a été décrit par des penseuses comme Donna Haraway, Isabelle Stenger ou Lynn Margulis, les différents éléments qui composent les installations de Delphine Bertrand cessent d’exister en tant que entités autonomes. La biologiste américaine Lynn Margulis, dans son livre Symbiotic Planet, souligne que l’évolution est possible non par compétition (modèle darwinien) mais grâce à l’évolution partagée de relations symbiotiques entre espèces différentes. Au sein d’un tel modèle de coévolution, elle propose de voir les êtres comme des multiplicités et non comme des unités figées dans le temps et dans l’espace. Ainsi, par leur nature entremêlée et hybride, les installations de Delphine Bertrand apparaissent comme des microcosmes où les différentes composantes entretiennent des relations de dépendance mutuelle.
Les paysages dessinés par l’artiste ont une vie éphémère puisqu’ils se développent toujours en relation à un lieu spécifique. Une fois quitté leur esaces d’accueil, ils disparaissent ou persistent sous une toute autre forme, à l’intérieur des bocaux en verre qui en conservent le souvenir. C’est le cas, par exemple, de son installation Focul care Arde (2020) conçue pendant sa résidence à l’Institut Français à Timisoara (Roumanie) situé dans une vieille maison à l’histoire romanesque. L’artiste investit les salles de ce bâtiment, construit par un homme afin d’accueillir sa future femme qu’il n’aura jamais la chance de rencontrer, avec des éléments qu’elle disperse dans l’espace de manière apparemment hasardeuse. Sels colorés, coquillages et fleurs séchées s’infiltrent naturellement dans les recoins du mobilier comme s’ils avaient été oubliés là par l’ancien propriétaire. Les compositions de Delphine Bertrand semblent exister avant tout comme mémoires d’un geste dont le sujet n’est pas déterminé. Elles font référence au geste de l’artiste mais aussi à celui du temps et de la nature qui reprend ses droits sur les espaces construits par l’homme.
Pendant sa résidence à GENERATOR, Delphine Bertrand poursuit dans cette ligne de recherche à travers une installation qui évoque un lieu en construction redevenu un espace sauvage. Elle conçoit un nouvel assemblage de matériaux à partir des correspondances observées entre les plages d’Étables-sur-Mer où elle habite et le terrain vague situé à côté du lieu de production mis à disposition par 40mcube à Liffré. Ces espaces apparemment très éloignés partagent des attributs et des matières similaires : le bitume, la couleur ocre, les étendues d’eau ou encore la sensation d’immensité qu’ils génèrent. Composée d’éléments récoltés dans les deux lieux, comme du sel, de la nacre, du sable, de la poussière, de la lavande ou des coquilles de moules, cette nouvelle production rappelle l’univers fluide et dynamique du bord de mer, lieu de flux, de reflux et de transformations silencieuses.
1. F. Jullien, Les transformations silencieuses, éditions Grasset & Fasquelle, 2009, p. 25. 2
Elena Cardin, May 2020, text written for GENERATOR #6, 40mcube/EESAB
-----------------------------------------
‘Each wave never comes to exactly the same place to deposit its line of foam on the shore: it leaves an uncertain fringe at the transition from one element to the other, from land to water’.
François Jullien, Les transformations silencieuses, 2009.
The seaside is a place of in-between. A place where the separation between water and land, wet and dry remains uncertain, imprecise and constantly being redefined. It's a place of continuous transition, too continuous to be captured definitively. Drawing a clear demarcation line between beach and sea is only possible within the conventional space of geographical maps. According to the philosopher François Jullien, the seashore, like any other type of landscape, can only be understood as a whole, as an indivisible complex of interlocking elements. When we try to describe it as a ‘thing’ and determine the ingredients that make it up, ‘we find ourselves confined to a held assignment, whereas it is a persuasive nature, communicating throughout, unbounded, that we would like to capture ’1.
It is in a similar situation that we find ourselves when we try to define the work of Delphine Bertrand. Her installations are mobile, ephemeral landscapes, sites of silent, imperceptible exchange between the different materials that make them up. Shells, flowers, sand, wild lichen, clay, coal, fabrics, animal skeletons, salt from the Mediterranean or the Atlantic... so many elements and objects found on different journeys intermingle with each other and dot her installations like the debris left on the beach by an ebbing tide. Her visual work stems from daily observation, walking and gathering. Delphine Bertrand is a proponent of the ‘décroissance’ approach to art, and doesn't want to ‘add too many things to the world’, deciding to create from the material library she builds up as she goes along.
It was during an exchange in Scotland at The Glasgow School of Art, in the “Sculpture and Environmental Art” section, that her practice shifted from the field of sculpture to that of installation. Influenced by a visit to a Sikh temple during this period, the artist began to move away from the production of objects and to take an interest in the creation of immersive environments with an olfactory and tactile dimension, enabling her to approach worlds outside the realm of the visual.
In the image of a fragmentary and interconnected reality as described by thinkers such as Donna Haraway, Isabelle Stenger and Lynn Margulis, the various elements that make up Delphine Bertrand's installations cease to exist as autonomous entities. In her book Symbiotic Planet, the American biologist Lynn Margulis points out that evolution is possible not through competition (the Darwinian model) but through the shared evolution of symbiotic relationships between different species. Within this model of co-evolution, she proposes that beings should be seen as multiplicities rather than units fixed in time and space. In this way, the intermingled, hybrid nature of Delphine Bertrand's installations makes them seem like microcosms in which the various components maintain mutually dependent relationships.
The landscapes drawn by the artist have an ephemeral life, since they always develop in relation to a specific place. Once they have left their host space, they disappear or persist in a completely different form, inside the glass jars that preserve their memory. This is the case, for example, with her installation Focul care Arde (2020), conceived during her residency at the Institut Français in Timisoara (Romania), housed in an old house with a romantic history. The artist took over the rooms of this building, built by a man to welcome his future wife, whom he never had the chance to meet, with elements that she scattered around the space in an apparently haphazard fashion. Coloured salts, shells and dried flowers seep naturally into the nooks and crannies of the furniture, as if they had been left there by the previous owner. Delphine Bertrand's compositions seem to exist above all as memories of a gesture whose subject is not determined. They refer to the artist's gesture, but also to that of time and nature, which reclaims its rights over spaces built by man.
During her residency at GENERATOR, Delphine Bertrand is pursuing this line of research with an installation that evokes a place under construction that has become a wild space once again. She has designed a new assemblage of materials based on correspondences observed between the beaches of Étables-sur-Mer, where she lives, and the wasteland next to the production site made available by 40mcube in Liffré. These apparently very distant spaces share similar attributes and materials: bitumen, ochre, stretches of water and the sense of immensity they generate. Composed of elements collected in both places, such as salt, mother-of-pearl, sand, dust, lavender and mussel shells, this new production recalls the fluid and dynamic world of the seaside, a place of ebb and flow and silent transformations.
1. F. Jullien, Les transformations silencieuses, published by Grasset & Fasquelle, 2009, p. 25. 2
Elena Cardin, May 2020, text written for GENERATOR #6, 40mcube/EESAB